Chapitre premier
Aucun doute, Dominic Castello est un véritable plaisir pour les yeux : l’archétype du beau ténébreux. Des yeux noisette expressifs cernés de cils épais, une peau au teint chaud olivâtre, musclé là où il faut… Pourtant, en le voyant sur mon seuil, ma première impulsion fut de lui claquer la porte au nez.
Il dut le deviner à mon expression, car il coinça son pied dans l’entrebâillement de la porte en me souriant. Le sourire de Dominic est doux et désarmant. Il transforme n’importe quelle femme en gelée, mais je ne suis pas n’importe quelle femme. Sans compter que l’amant de Dominic, qui est tout aussi attirant que lui, était l’hôte du démon sadomaso qui avait tiré sur mon frère. Ce qui plaçait Dominic en bas de la liste des gens que je voulais voir, suivi de son petit ami, Adam, et d’une bonne partie de ma famille.
Malheureusement, avec son 1,80 mètre et ses 90 kilos, je n’avais aucune chance de l’empêcher d’entrer dans mon appartement alors que j’avais été assez stupide pour lui avoir ouvert la porte.
Cédant devant l’inéluctable, je m’écartai et le laissai entrer… sans vraiment l’inviter à le faire. Je me dirigeai ensuite vers ma cuisine minuscule. La cafetière du petit déjeuner encore à moitié pleine chauffait toujours.
— Tu veux un café ? demandai-je sans le regarder.
— Bien sûr, merci.
Je remplis deux mugs en constatant que le café, aussi noir que de l’encre, sentait le réchauffé. Si j’avais été seule, j’en aurais préparé du frais, mais je ne souhaitais pas que Dominic s’attarde trop longtemps.
— Lait et sucre ?
Dominic examina l’eau grasse à l’odeur de goudron dans la tasse que je lui tendis avant de secouer la tête.
— Je doute que ça change quelque chose.
Ce qui me fit presque sourire.
— Alors qu’est-ce qui t’amène dans ce coin de la ville ?
Je bus une gorgée de café pour lui prouver qu’il était buvable et retins un haut-le-cœur quand je me rendis compte qu’il ne l’était pas.
Dominic ne répondit pas tout de suite et mes nerfs se mirent en état d’alerte rouge. Apparemment, il ne s’agissait pas d’une visite de courtoisie, mais je suppose que je le savais depuis le début.
— Peut-être devrait-on s’asseoir un moment ? suggéra-t-il.
Je n’aimais pas ça du tout… et encore moins cette façon qu’il avait d’éviter mon regard. Mon estomac laissa échapper un gargouillement malencontreux et je resserrai les doigts autour de mon mug. Je le reposai avant de boire une gorgée par réflexe.
Au cours des dernières semaines, j’avais recherché l’isolement. Dernièrement mon stress avait atteint un tel niveau que j’aurais pu en faire provision jusqu’à la fin de mes jours… ou pour trois vies. Si je voulais être lucide, je devais admettre que mes ennuis étaient loin d’être finis, mais j’étais déterminée à rester à l’écart aussi longtemps que possible… idéalement, jusqu’à l’heure où je me retrouverais sur mon lit de mort.
En gros, voilà l’histoire. Je suis exorciste, c’est ma vocation. Ma véritable raison d’être est de botter le train des démons. Uniquement ceux qui possèdent des hôtes non consentants ou qui commettent des crimes violents, bien entendu, mais, en réalité, je n’aime pas plus les démons légaux. Alors, comme on peut l’imaginer, ma vie s’est un peu compliquée le jour où je me suis rendu compte que j’étais possédée par le roi des démons et que celui-ci luttait pour accéder au trône du Royaume des démons.
Pour des raisons que personne ne comprend, Lugh, le roi des démons, est incapable de me contrôler comme c’est d’ordinaire le cas. Bien que je sois possédée, je garde le contrôle total de mon corps. Lugh ne peut prendre les commandes que pendant mon sommeil. Il en profite alors pour communiquer avec moi au travers de mes rêves.
Dès l’instant où j’avais découvert que j’étais possédée, ma vie était devenue un véritable enfer, et la situation ne s’était pas améliorée depuis. Ma meilleure amie avait essayé de me tuer. Ma maison avait été incendiée. On m’avait jetée en prison pour meurtre. Mon petit ami, Brian – en fait, mon ex-petit ami désormais, bien qu’il me reste encore à le convaincre de cet état de fait – avait été kidnappé et torturé. Pour obtenir son aide et sauver Brian, j’avais accepté que l’amant de Dominic me fouette jusqu’au sang en guise de distraction.
En somme, j’avais désespérément besoin de repos et de détente. Mais puisqu’il était hors de question que je chasse Dominic de mon appartement par la force, je me dis que le moyen le plus rapide de me débarrasser de lui était d’écouter ce qu’il avait à me dire.
Je pris soin d’arborer une expression désagréable et butée en le conduisant au salon où je lui désignai le canapé. Quant à moi, je me laissai tomber dans la causeuse et j’éprouvai un bref pincement au cœur en pensant au mobilier confortable qui avait été détruit au cours de l’incendie de ma maison. J’avais loué cet appartement meublé et rien dans ce lieu ne reflétait mes goûts. Cette causeuse, par exemple, était dure au point de m’ankyloser les fesses. J’espérais que le canapé aurait le même effet sur Dominic.
— OK, on est assis, dis-je en croisant les bras sur ma poitrine. Tu peux me dire ce qui t’amène, maintenant ?
Il posa sa tasse sur la table basse – je suppose qu’il n’était pas stupide au point de se risquer à boire une gorgée, comme je l’avais fait – avant de se tourner pour me faire face. Comme l’intensité de son expression me déplaisait, pour éviter de le regarder, je me mis à tirer, l’air de rien, sur un fil qui dépassait du bras de la causeuse.
— Adam a découvert quelque chose te concernant et il pense que tu dois en être informée, déclara Dominic.
Je tirai un peu plus fort sur le fil et le tissu commença à se défaire. Je lâchai un grognement dégoûté puis cessai de me tortiller et adressai à Dominic un regard d’acier.
— Si Adam pense que je dois être informée, pourquoi n’est-il pas assis à ta place ?
— Il pensait que j’aurais plus de chances que lui de franchir ta porte, répondit Dominic en souriant.
Je ne pus m’empêcher de glousser. Il m’était déjà arrivé de dire des choses terribles à Dominic sans qu’il les ait jamais méritées. À l’époque de notre rencontre, c’était un hôte consentant et je l’avais méprisé. J’estimais qu’il fallait être un abruti faible d’esprit et suicidaire pour accepter d’abandonner son identité afin d’accueillir un démon. Parce que la personnalité humaine est (dans tous les cas, excepté le mien) complètement enterrée sous celle du démon, j’ai toujours considéré les hôtes comme morts. Beaucoup de gens – y compris les membres de ma famille – considèrent comme des super-héros ceux qui se sacrifient pour héberger des « Pouvoirs supérieurs » : c’est ainsi qu’ils appellent les démons. Parce que les démons sont bien plus forts et plus résistants que les humains, les hôtes peuvent se charger de tâches extrêmement dangereuses. Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’ils sont en fait de simples moutons.
Mais Dominic s’était impliqué pour moi – et pour Brian, un homme qu’il ne connaissait même pas – et je le considérais désormais comme un véritable héros, même sans son démon. Malgré mes sentiments à l’égard d’Adam, je devais admettre que, la plupart du temps, j’appréciais Dominic.
— Adam aurait pu m’appeler, dis-je en m’efforçant de garder un air bougon.
Dominic se contenta de rire.
— Et tu lui aurais raccroché au nez.
C’était probablement vrai.
— D’accord, tu marques un point. Dis-moi ce qu’il a découvert. Je suppose que ce doit être important, sinon tu ne serais pas là.
Il se rembrunit.
— En effet. (Il s’éclaircit la voix et détourna encore le regard.) Ça risque d’être un peu difficile.
— Super.
— Adam a mené une sorte d’enquête.
En plus de posséder ses précieuses qualités, Adam est le directeur des Forces spéciales, le département de la police de Philadelphie chargé des crimes liés aux démons. Le fait qu’il héberge lui-même un démon n’a jamais semblé représenter un conflit d’intérêts aux yeux des responsables de cette nomination. Mais je ne suis pas la seule citoyenne à m’interroger sur la sagesse d’une telle décision.
— Quel genre d’enquête ? demandai-je en voyant que Dominic hésitait à poursuivre.
Il soupira. Un coin de sa bouche se releva pour former un sourire narquois.
— Je ne vois pas de solution pour te présenter la chose sans risquer des violences physiques, alors je vais me contenter de tout te balancer. (Et je le jure devant Dieu, il se raidit comme s’il était prêt à se défendre.) Il enquête sur ta famille.
Je cillai le temps de digérer l’information. Un frémissement sourd commença à m’envahir la poitrine. Soit je devenais plus sereine avec l’âge, soit Dominic m’avait si bien préparée à une telle déclaration que rien de ce qu’il aurait pu dire ne pouvait être pire que ce à quoi je m’attendais. Me connaissant, la seconde solution me semblait plus probable.
— Enquêter de quelle manière ? Et pourquoi ?
Il m’observait toujours avec prudence, ce qui signifiait qu’il se doutait que la suite ne me plairait pas non plus.
— Il s’est demandé pourquoi Raphael t’a choisie pour être l’hôte de Lugh.
Dougal – le frère aîné de Lugh et le second de la lignée pour accéder au trône – avait mis au point un plan insidieux dans l’intention de devenir le roi du Royaume des démons. Il avait prévu d’invoquer Lugh dans le corps d’un hôte humain avant de brûler ce dernier vif ce qui, selon la sagesse populaire, est la seule manière de tuer un démon. Raphael, le frère cadet de Lugh, avait été ouvertement le complice de Dougal dans ce complot mais, au lieu de faire en sorte que Lugh soit invoqué dans l’hôte prévu, il l’avait fourré dans mon corps.
Nous avions découvert que Raphael, qui avait toujours été du côté de Lugh, l’avait appelé en moi pour lui sauver la vie. Il avait dû savoir que son frère serait dans l’incapacité de me contrôler et resterait ainsi caché de ses ennemis. Pourtant, quand Raphael avait révélé sa véritable obédience, il avait refusé d’avouer de quelle façon il avait pu prévoir tout ça.
— Je suis certaine qu’il n’est pas le seul à s’être posé la question, dis-je avec précaution. Mais qu’est-ce que ça à voir avec ma famille ?
— Tu veux dire en dehors du fait que ton frère a été l’hôte de Raphael ?
Je roulai les yeux.
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire !
— Oui. Eh bien, Adam pense que Raphael a probablement découvert quelque chose d’intéressant quand il s’est infiltré dans ta famille. Et Adam espérait trouver de quoi il s’agissait.
Mon cœur semblait battre plus fort qu’il aurait dû mais c’était certainement mon imagination.
— Et alors ? Qu’a-t-il découvert ?
Dominic eut l’air encore plus mal à l’aise.
— J’aime Adam mais j’aurais préféré qu’il ne m’envoie pas t’annoncer cette nouvelle…
Je poussai un petit gémissement de frustration.
— Dis-moi ! Ça me tue d’attendre que le couperet tombe.
Dominic regardait ses mains serrées sur ses cuisses d’un air concentré.
— Il a retrouvé un vieux rapport de police qui a été enterré il y a vingt-huit ans. Un rapport concernant un viol. (Il se tortilla sur le canapé.) La victime était ta mère.
Je sentis mon visage se vider de son sang. Ma mère n’avait jamais, en aucune manière, évoqué un viol. Bien sûr, elle et moi ne nous étions jamais entendues depuis mes cinq ans, il n’était donc pas surprenant qu’elle n’ait pas partagé un tel secret avec moi.
Pourtant, je ne savais comment réagir. Je veux dire… bon sang ! Quel terrible fardeau pendant toutes ces années ! À quel point ce viol avait-il affecté la vie de ma mère ? Et sa personnalité ? Était-il possible que toutes les choses que j’avais méprisées chez elle soient les symptômes de ce terrible traumatisme du passé ?
Puis le couperet tomba réellement… Même si en vérité j’avais perdu le compte du nombre de couperets qui étaient tombés depuis le début.
— Vingt-huit ans ? chuchotai-je.
Cette fois, Dominic affronta mon regard. Il hocha la tête presque imperceptiblement et ma gorge se serra quand je vis son expression de compassion.
— Alors il y a des chances…
Je ne pouvais pas le dire. Mon sang battait dans mes oreilles, mon monde basculait de nouveau. Dominic soupira.
— Pas seulement des chances, je le crains, dit-il doucement. Adam a également trouvé les résultats d’un test de paternité.
J’eus l’impression que mon cœur se serrait dans ma poitrine et je crus que j’allais m’effondrer.
— Je suppose que ça veut dire que mon père n’est pas mon vrai père, n’est-ce pas ?
J’essayai en vain d’adopter une attitude désinvolte. Dominic secoua la tête.
— Je regrette qu’il n’y ait pas de manière plus appropriée pour t’annoncer ça.
Il avait l’air si malheureux que je me repris, du moins temporairement.
— Tu as bien fait, dis-je pour le rassurer.
Je ne pouvais imaginer de quelle façon Adam m’aurait annoncé les mêmes nouvelles. Il ne m’apprécie pas plus que je l’apprécie. Quand je me sens d’humeur charitable, j’admets qu’il a de bonnes raisons de me détester. Mais ces moments sont rares.
Pourtant, je suppose que cette révélation désagréable au sujet de mes origines expliquait un peu mes relations peu brillantes avec mes parents. J’avais toujours cru qu’ils préféraient mon frère parce qu’il voulait héberger un démon. Mes parents sont membres de la Société de l’esprit, un groupe qui vénère les démons. Pour eux, c’est un honneur de se sacrifier afin de devenir un hôte. Le fait qu’ils n’aient pas été capables de me laver le cerveau afin que je devienne hôte leur avait inspiré une hostilité sans limite à mon égard, mais désormais je disposais d’un tout nouvel éclairage sur la situation. Et ce n’était pas joli.
— Ce n’est pas pour jouer les emmerdeuses ou autre chose, dis-je, mais y a-t-il une raison de première importance pour qu’Adam et toi ayez trouvé nécessaire de m’apprendre tout ça ? Je veux dire, j’ai vécu vingt-huit ans sans le savoir et j’aurais aimé continuer comme ça pendant vingt-huit années supplémentaires.
Dominic haussa les épaules.
— Lugh ne peut pas te contrôler. Il doit bien y avoir une raison puisque Raphael n’a eu aucun problème à prendre le contrôle de ton frère. Tu ne penses pas que le fait que ton frère et toi ayez des pères différents puisse être une explication ?
Je m’adossai contre les coussins durs et inconfortables de ma causeuse louée et ressassai un peu. J’avais du mal à savoir ce que je ressentais précisément suite à cette révélation. J’étais définitivement en état de choc. Comment pourrais-je ne pas l’être ? Pourtant, j’aurais probablement été encore plus dévastée si j’avais été vraiment proche de mon père.
Seigneur ! Pourquoi avaient-ils fait ça ? Pourquoi ma mère avait-elle décidé de garder son bébé dans de telles circonstances ? D’accord, elle était contre l’avortement, mais cela ne l’obligeait pas à me garder après ma naissance ! Est-ce que mon père avait toujours su que je n’étais pas sa fille ?
Les questions tournaient comme des requins dans ma tête et je ne voulais pas m’en occuper.
— D’accord, dis-je, alors admettons que vous avez raison et que mon père biologique – bon sang, c’était bizarre de dire ça – soit responsable du fait que Lugh ne peut pas me contrôler. À quoi cela nous mène-t-il ? Nous ne savons pas qui il est, non ?
Dominic secoua la tête.
— Non. Ta mère n’a pas vraiment donné de description dans le rapport de police. Mais chose étrange, après ce premier rapport, il ne s’est rien passé.
— Comment ça ?
— Personne n’a fait le moindre effort pour enquêter sur cette affaire. Cette histoire est partie aux oubliettes et ta mère n’a jamais porté plainte. Je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi.
Je devais admettre que c’était assez bizarre. Mais j’avais également une intuition sur la direction que prenait cette affaire et je tenais à la tuer dans l’œuf.
— Si vous croyez que je vais interroger ma mère à ce sujet, vous pouvez oublier.
— Morgane…
— Non ! rétorquai-je. Je fais tout ce que je peux pour l’éviter, même pour des occasions supposées être agréables. Aucune chance que je l’interroge au sujet d’un viol dont elle ne s’est jamais souciée de me parler.
Comme j’étais trop agitée pour tenir en place, je me levai pour faire les cent pas. Je voulais encore une fois tirer la couverture du déni sur ma tête. Après toute la merde que je venais de traverser, j’avais besoin de plus de temps, bon sang ! C’était déjà malheureux d’être mêlée à ces intrigues royales, ces assassins et le destin de la race humaine – qui, d’après Lugh, risquait de prendre une sacrée mauvaise tournure si Dougal réussissait à s’emparer du trône – mais d’avoir à régler des problèmes de famille en plus…
Non, je n’étais pas prête.
Dominic est un type intelligent, il a des bonnes intuitions. Il vit mon expression et ravala aussitôt l’argument qu’il était sur le point d’avancer.
— Très bien, dit-il en se levant. Je peux comprendre ta position. Adam va continuer à fouiller dans les vieux dossiers. Il te fera savoir s’il apprend quelque chose d’important.
Je ne suis déjà pas la personne la plus polie qui soit dans les meilleures circonstances – ce qui n’était définitivement pas le cas –, aussi je ne parvins qu’à lui adresser un bref hochement de tête. Je le raccompagnai pourtant à la porte, ce que je trouvai déjà très convenable de ma part.
— Si tu as besoin de parler à quelqu’un, me dit-il avant de partir, appelle-moi. Je sais écouter.
Je ne pus réprimer un petit ricanement qui eut l’air de le blesser.
— Rien de personnel, m’empressai-je de lui assurer. Je suis sûre que tu sais très bien écouter, mais je ne sais pas parler.
Ce qu’il savait déjà. Même s’il ne me connaissait pas depuis longtemps, il était bien trop sensible pour ne pas l’avoir remarqué.
Dominic m’adressa un sourire discret.
— Très bien. Mais l’offre tient toujours.
— Merci, dis-je.
Puis il n’y eut plus rien d’autre à dire.
Après le départ de Dominic, le vide et la tranquillité de l’appartement prirent un caractère menaçant. Tout à fait le genre d’atmosphère propice à une petite séance de ressassement mélancolique et d’autoapitoiement. Traîner dans le coin n’était pas une bonne idée. Après avoir fourré mon Taser dans mon sac, je sortis à mon tour.
Les Taser sont les rares armes qui sont efficaces contre les démons. L’électricité bousille leur capacité à contrôler le corps de l’hôte et les laisse essentiellement impuissants. Les armes normales, comme les pistolets, peuvent tuer les hôtes, mais le démon retournera au Royaume des démons. Et s’il parvient à revenir dans la Plaine des mortels, vous vous trouvez en tête de liste de ses affaires à régler.
Il fut un temps où il était rare que je porte mon Taser pour sortir. Quand on m’appelle pour pratiquer un exorcisme, le démon a déjà été maîtrisé et ne représente plus une menace. Désormais, avec tous les partisans de Dougal qui voulaient me tuer, je ne me risquais pas à aller chercher mon courrier dans le hall de l’immeuble sans mon Taser.
Je marchais sans but mais, en parcourant les rues de Philadelphie et en essayant de ne pas ruminer ni même de penser, je me retrouvai à prendre le chemin du Cercle de guérison. C’est l’hôpital où réside mon frère. Le démon Raphael avait abandonné le corps quand Adam lui avait tiré dessus. Mon frère avait survécu à la blessure par balle mais, comme c’est souvent le cas quand un hôte perd son démon, son esprit n’était pas sorti indemne. Il se trouvait dans un état de catatonie, probablement de manière permanente.
Pendant de nombreuses années, j’avais méprisé Andrew autant que je méprisais le reste de ma famille. Pourtant, pendant cet instant horrible où Adam lui a tiré dessus, j’avais pris conscience qu’en dépit de tous nos différends, je l’aimais encore. Depuis, même quand j’essayais par ailleurs de garder ma tête enterrée dans le sable, je m’étais assurée de rendre régulièrement visite à Andrew. La plupart du temps, j’essayais de programmer mes visites de manière à éviter les autres membres de ma famille. Une visite imprévue comme celle-ci était périlleuse mais, après les nouvelles bouleversantes que je venais d’apprendre, j’éprouvais le besoin d’être en contact avec le seul membre de la famille avec qui je me sentais à l’aise.
Le fait que je puisse parler à Andrew sans qu’il soit capable de me répondre était également un avantage.
Les dieux avaient décidé de m’épargner – pour une fois – et Andrew n’avait pas de visiteurs quand j’arrivai dans sa chambre. Mes parents avaient assez d’argent pour lui payer une chambre individuelle : rien n’était trop beau pour leur fils préféré. Je fermai la porte derrière moi et tirai une chaise.
Naturellement, Andrew avait perdu beaucoup de poids depuis qu’il s’était retrouvé en état de catatonie. Il était trop grand et son ossature était trop imposante pour qu’il ait l’air frêle, mais il ne ressemblait certainement plus au grand frère fort et puissant que j’avais connu.
— Salut Andy, dis-je en prenant sa main inerte.
Ma voix était un peu rauque et mes yeux me piquaient à force de retenir mes larmes. Je clignai des paupières pour les faire disparaître.
Andy ne broncha pas. Ses yeux étaient ouverts, mais il regardait fixement devant lui sans rien voir. Je déglutis. Les quelques hôtes de démons qui s’en étaient sortis après avoir été dans cet état racontaient qu’ils avaient été conscients pendant la période de catatonie, même s’ils ne pouvaient ni bouger ni parler. Sachant cela, j’avais toujours essayé de parler à Andrew, de le tenir au courant des dernières nouvelles, même de lui faire la lecture. N’importe quoi pour éviter que son esprit s’atrophie à l’intérieur de l’enveloppe inutile de son corps.
Mais ce soir-là, j’étais trop troublée pour plaisanter et je ne voulais pas lui confier ce que Dominic m’avait appris. Il y avait toujours la possibilité qu’il soit au courant, mais j’en doutais un peu. Il n’avait que trois ans à l’époque du viol de ma mère : trop jeune pour comprendre ce qui se passait, même s’il avait dû entendre les discussions de mes parents quand ils avaient décidé de me garder.
Je restai là à lui tenir la main. Cela me semblait étrangement apaisant et je me laissai aller à fermer les yeux.
Je suppose que je manquais de sommeil ou que le stress provoqué par les révélations de Dominic avait eu raison des derniers vestiges de mon énergie. Quelle qu’en soit la cause, je dus m’endormir car, lorsque j’ouvris de nouveau les yeux, je n’étais plus dans la chambre de mon frère.
La première fois que j’avais rencontré Lugh dans mes rêves, son contrôle de mon esprit, même inconscient, était faible, tout au plus. Je l’avais retrouvé dans une pièce blanche et vide, sans fenêtre ni porte. La pièce était devenue plus agréable au fur et à mesure que son pouvoir augmentait.
Il l’avait embellie depuis notre dernière rencontre. Il avait ajouté, sous la table basse, un tapis simple à motif géométrique et une fougère vaporeuse en pot sur un petit guéridon entre le canapé et la causeuse. Je prêtai une demi-seconde d’attention à ces détails avant d’affronter l’inévitable et de poser le regard sur Lugh.
Dominic est agréable à regarder. Lugh est le fantasme sexuel de toutes les femmes. Sa peau est d’un superbe bronze doré. Ses cheveux, d’un noir de jais soyeux, tombent sur ses épaules quand ils sont détachés, et ses yeux… D’un intense ambre sombre, ils semblent toujours traversés par la lumière. Sans parler de son corps incroyable !
Bien sûr, les démons sont incorporels et ce corps n’est donc qu’une illusion… et comme Lugh a accès à mes pensées et sentiments les plus intimes, il sait exactement sur quels boutons appuyer pour me faire saliver. Mais même en sachant ça, je ne peux m’empêcher de baver quand je le vois.
Assis au centre du canapé, ses longs bras étendus sur le dossier, sa cheville reposant sur son genou, il m’observait en train de le reluquer. Ses lèvres sensuelles esquissèrent un sourire. J’émis un grognement indigne d’une dame et me laissai tomber sur la causeuse. Je ne tenais pas particulièrement à parler à mon démon privé, mais il me faudrait un certain temps avant de pouvoir lui claquer au nez les portes de mon esprit. Alors…
— Ça fait un bail, dis-je en résistant à l’envie de croiser les bras sur ma poitrine dans ce geste de défense qui est ma signature.
— J’ai essayé de te laisser souffler, répondit-il.
Sa voix basse et grondante faisait toujours vibrer mes nerfs. Les poils de mes bras se hérissèrent et je dus lutter pour réprimer un frisson.
— Très attentionné de ta part.
Ma voix était trop voilée pour cette tentative de sarcasme.
— Mais vu les nouvelles de ce soir, poursuivit-il, je crois qu’il est temps pour nous de mener une petite enquête.
Je réprimai un grognement.
— Laisse Adam faire toutes les enquêtes qu’il veut ! Ce n’est pas mon domaine de compétence et j’ai plus envie de passer du temps avec mon gynécologue qu’avec ma mère.
Je m’efforçai encore de fermer les portes de mon esprit.
— Tu ne pourras pas continuer bien longtemps à faire comme si de rien n’était. Tu sais très bien que les partisans de Dougal n’ont fait que du mal lors de leur passage dans la Plaine des mortels et tu sais aussi que le sort de toute ton espèce se trouve dans la balance.
— Merci de me le rappeler ! rétorquai-je en autorisant une nouvelle vague d’autoapitoiement à s’abattre sur moi. Sans toi, j’aurais sans doute tout oublié.
Il soupira calmement.
— Je peux te présenter encore une fois mes excuses pour t’avoir entraînée dans cette histoire contre ta volonté, mais mes excuses semblent n’être d’aucun secours. La seule chance que tu aies de reprendre une vie normale, c’est de m’aider à vaincre Dougal. Jusque-là, tu peux t’attendre qu’un de ses partisans découvre que tu m’héberges et essaie de te tuer.
Ses paroles me piquèrent au vif.
— Tu crois vraiment que la seule raison que j’ai de t’aider est de sauver mon cul ?
— Bien sûr que non, répondit-il avec une rapidité qui me rassura. J’ai juste pensé que ce petit rappel pourrait te faire remuer plus vite.
Je m’efforçais de trouver une réplique de petite maligne quand je parvins enfin à fermer les portes de mon esprit et à me réveiller. Je ruminai un moment quelques pensées peu élogieuses à l’égard de Lugh avant de me souvenir de l’endroit où je me trouvais.
Je tenais toujours la main d’Andy et sursautai en constatant que ses doigts entouraient les miens au lieu de simplement reposer inertes dans ma main. Parcourue par une poussée d’adrénaline, je me redressai brutalement en ouvrant les yeux.
La tête d’Andy était tournée vers moi et, quand nos regards se rencontrèrent, je vis qu’il me reconnaissait. Sans m’y être attendue, j’éclatai en sanglots et penchai la tête sur nos mains enlacées.